Vingt à trente pour cent des turcs ne pratiquent pas l'Islam sunnite, dont ils apprennent pourtant les préceptes dans les écoles. Ils s'inspirent du Coran mais ne prient pas cinq fois par jour et ne vont pas en pèlerinage à la Mecque. Leur ramadan se limite aux douze jours de Muharrem. Ils n'ont ni Imam, ni école coranique, mais des de-de, sorte de maîtres spirituels qui transmettent les traditions et les croyances de la communauté. La consommation d'alcool n'est pas prohibée. Les cinq prières quotidiennes sont remplacées par une unique prière, hebdomadaire. Religion à part entière, branche de l'islam ou simple philosophie de vie? La nature de l'Alévisme fait débat au sein même de la communauté et n'a jamais vraiment été tranchée. Certains se disent même athées.
Un syncrétisme longtemps réprimé
La tradition Alévie, largement répandue en Anatolie, se transmet de père en fils depuis plus d'un millénaire. Issu du chiisme, l'alévisme mêle des éléments spirituels et rituels chrétiens et chamaniques (culte des pierres, de l'eau et des arbres). Un syncrétisme qui se marie mal avec le sunnisme dominant. Deuxième communauté de croyants en Turquie, les Alévis ont toujours été en conflit avec l'Etat, même s’ils ont parfois constitué son élite. Les janissaires, le corps d’élite de l’armée ottomane, étaient composés de jeunes chrétiens fait prisonniers dans les Balkans et convertis à l’islam. Ils retrouvaient des principes proches de leur religion d’origine dans l’alévisme ou le Becktachisme, un mouvement fondé au XIIIème siècle par Haci Bektash et très proche de l'alévisme.
Longtemps considérés comme des hérétiques, les Alévis ont connu la répression et les massacres jusqu'au milieu du XXème siècle. La pratique clandestine de leur rituel a alimenté les fantasmes les plus sordides. « Quand on priait, on avait peur, quelqu'un faisait le guet » se souvient Maria, originaire d'un village du Sud-Est, qu'elle a quitté en 1977 pour fuir la répression. A son arrivée à Istanbul, la chape de plomb s'est desserrée: «A ce moment là, on se retrouvait tous pour prier à la maison du De-de ».
A partir des années 1980, de nombreux Alévis sont sortis de l'ombre pour imposer leur existence et leurs revendications sur la place publique. Quelques années plus tard, en 1992, Izzetim Dogan, a fondé la Cem Vakf, devenue la plus importante association alévie de Turquie. « Les Alévis ne sont pas une minorité! A l'origine, ils étaient même les plus nombreux. Beaucoup se sont convertis, d'autres ont été tués. Mais aujourd'hui nous voulons vivre dans un Etat véritablement laïc!». Les premiers signes d'ouverture sont apparus après la guerre d'indépendance de 1922. Au fil des ans, l'Etat turc s'est montré plus tolérant. « Aucun parti ne peut se passer du vote de 25 millions de personnes » ironise Izzetim Dogan. Et à Maltape, comme dans beaucoup de municipalités, les pouvoirs publics tolèrent désormais la présence des Cem Evi. Pour Hasan Harabat, le de-de du quartier, ce n'est pas suffisant. « Le gouvernement verse un salaire aux imams. Nous, nous devons encore payer nos factures d'eau et d'électricité. Maintenant, nous vivons notre religion librement mais l'égalité et la laïcité sont un leurre ». Terreau électoral de la gauche, ils demandent une application à la lettre de l'égalité et de la laïcité inscrites dans la Constitution.
Des prières en chants et en danses
La prière commence à la Cem Evi. Au dernier rang, les femmes les plus âgées ont préféré les chaises en plastique pour affronter les trois longues heures de rituel. Parmi elles, Maria, qui semble déjà ailleurs. Au centre, sur les coussins disposés en cercles, les enfants s'agitent avant de retrouver les genoux de leurs mères assises en tailleur. L'atmosphère est familiale. Avant la cérémonie, les femmes ont enfilé de longues jupes et noué des voiles colorés sur leurs cheveux détachés. Les jeunes hommes qui discutaient de football avant les prières ont rejoint les vieillards. Hommes et femmes prient ensemble, en chantant les dayis. Et dansent ensemble. Au rythme du baglama ou saaz, un instrument proche du luth venu d'Anatolie, ils réalisent le sema, une ronde censée mettre ses participants dans un état de transe.
Au fond de la salle les deux De-de jouent les maîtres de cérémonie. Derrière eux, trois portraits trônent : Ali au centre, Haci Bektash, et Mustafa Kemal Atatürk, le père d'une République qui se veut laïque et qui fit des alévis des citoyens comme les autres, au moins sur le papier. Mais la peur reste. Le souvenir des massacres de Sivas, où 37 intellectuels alévis sont morts le 2 juillet 1993 est encore dans toutes les têtes.
L'alévisme est un syncrétisme musulman qui plonge ses racines dans les religions traditionnelles des peuples turcs. Ils se distinguent notamment de l'Islam dominant par une conception des rapports hommes-femmes très particulière. «Ce qui montre l'avancement de la démocratie, c'est la place de la femme dans la société, estime Izzetim Dogan. Chez les Alévis, les hommes et les femmes ont toujours été égaux. La femme joue même un rôle dominant ». Une posture moderne dans un pays gouverné par un parti islamo-conservateur. « Nous n'avons pas de règles strictes. On est très libres, les hommes autant que les femmes » explique un De-de. L'alévisme est avant tout centré sur l'homme. « Ma pierre noire c'est l'homme » disait un grand poète alévi évoquant l'objet le plus sacré des musulmans, la pierre noire de la Mecque. Lorsqu'un homme meurt, c'est l'ainé, même si c'est une fille, qui prend la relève. Une conception égalitaire qui a toutefois ses limites: quand une femme alévie se marie avec un sunnite, sa famille rechigne à la laisser partir, craignant qu'elle n'hypothèque ainsi sa liberté. « Dans un verset du Coran, il est dit que le paradis est sous les pieds des mères », sourit Izzetim Dogan.