Blog de la folie ordinaire



mardi 15 juin 2010

Les Alévis, des croyants en quête de laïcité

Ils s'inspirent du Coran mais ne respectent pas les cinq piliers de l'Islam. Ils vénèrent Ali, oncle du prophète Mahomet, également adoré par les chiites en tant que premier Imam. Ils sont Alévis et représentent au moins un quart de la population turque. A Maltape, chaque jeudi, tous se retrouvent à la Cem Evi, la salle de prière alévie.


Sur les hauteurs de Maltape, quartier de la rive asiatique, un bâtiment se détache. En cette fin d’après-midi, l’agitation est grande autour de la Cem Evi, littéralement « les lieux où l'on est ensemble ». La salle de prière est ronde. Douze piliers la soutiennent. Un pour chaque imam. Sur chaque mur, dans chaque couloir, le portrait d’Ali est présent. Un Ali qui ressemble à un Christ dans un style quelque peu naïf et sans grand génie que l'on retrouve dans l’imagerie des mosquées chiites. Dans un pays largement sunnite, il est rare de trouver ce genre de lieu. En Iran, pays chiite, ils sont beaucoup plus fréquents. Mais ici, pas de tchador ni de voile islamique. Les cheveux sont lâches. Et le regard des femmes est fier. Pendant la prière, hommes et femmes sont côte à côte. Ils dansent et chantent ensemble. Parmi eux, Maria, s’est glissée au fond de la salle. Cette grand-mère qui frise les 80 printemps porte le voile des paysannes. Un voile culturel et traditionnel qui n'a pas la même signification que le voile religieux.



Vingt à trente pour cent des turcs ne pratiquent pas l'Islam sunnite, dont ils apprennent pourtant les préceptes dans les écoles. Ils s'inspirent du Coran mais ne prient pas cinq fois par jour et ne vont pas en pèlerinage à la Mecque. Leur ramadan se limite aux douze jours de Muharrem. Ils n'ont ni Imam, ni école coranique, mais des de-de, sorte de maîtres spirituels qui transmettent les traditions et les croyances de la communauté. La consommation d'alcool n'est pas prohibée. Les cinq prières quotidiennes sont remplacées par une unique prière, hebdomadaire. Religion à part entière, branche de l'islam ou simple philosophie de vie? La nature de l'Alévisme fait débat au sein même de la communauté et n'a jamais vraiment été tranchée. Certains se disent même athées.



Un syncrétisme longtemps réprimé
La tradition Alévie, largement répandue en Anatolie, se transmet de père en fils depuis plus d'un millénaire. Issu du chiisme, l'alévisme mêle des éléments spirituels et rituels chrétiens et chamaniques (culte des pierres, de l'eau et des arbres). Un syncrétisme qui se marie mal avec le sunnisme dominant. Deuxième communauté de croyants en Turquie, les Alévis ont toujours été en conflit avec l'Etat, même s’ils ont parfois constitué son élite. Les janissaires, le corps d’élite de l’armée ottomane, étaient composés de jeunes chrétiens fait prisonniers dans les Balkans et convertis à l’islam. Ils retrouvaient des principes proches de leur religion d’origine dans l’alévisme ou le Becktachisme, un mouvement fondé au XIIIème siècle par Haci Bektash et très proche de l'alévisme.
Longtemps considérés comme des hérétiques, les Alévis ont connu la répression et les massacres jusqu'au milieu du XXème siècle. La pratique clandestine de leur rituel a alimenté les fantasmes les plus sordides. « Quand on priait, on avait peur, quelqu'un faisait le guet » se souvient Maria, originaire d'un village du Sud-Est, qu'elle a quitté en 1977 pour fuir la répression. A son arrivée à Istanbul, la chape de plomb s'est desserrée: «A ce moment là, on se retrouvait tous pour prier à la maison du De-de ».



A partir des années 1980, de nombreux Alévis sont sortis de l'ombre pour imposer leur existence et leurs revendications sur la place publique. Quelques années plus tard, en 1992, Izzetim Dogan, a fondé la Cem Vakf, devenue la plus importante association alévie de Turquie. « Les Alévis ne sont pas une minorité! A l'origine, ils étaient même les plus nombreux. Beaucoup se sont convertis, d'autres ont été tués. Mais aujourd'hui nous voulons vivre dans un Etat véritablement laïc!». Les premiers signes d'ouverture sont apparus après la guerre d'indépendance de 1922. Au fil des ans, l'Etat turc s'est montré plus tolérant. « Aucun parti ne peut se passer du vote de 25 millions de personnes » ironise Izzetim Dogan. Et à Maltape, comme dans beaucoup de municipalités, les pouvoirs publics tolèrent désormais la présence des Cem Evi. Pour Hasan Harabat, le de-de du quartier, ce n'est pas suffisant. « Le gouvernement verse un salaire aux imams. Nous, nous devons encore payer nos factures d'eau et d'électricité. Maintenant, nous vivons notre religion librement mais l'égalité et la laïcité sont un leurre ». Terreau électoral de la gauche, ils demandent une application à la lettre de l'égalité et de la laïcité inscrites dans la Constitution.



Des prières en chants et en danses
La prière commence à la Cem Evi. Au dernier rang, les femmes les plus âgées ont préféré les chaises en plastique pour affronter les trois longues heures de rituel. Parmi elles, Maria, qui semble déjà ailleurs. Au centre, sur les coussins disposés en cercles, les enfants s'agitent avant de retrouver les genoux de leurs mères assises en tailleur. L'atmosphère est familiale. Avant la cérémonie, les femmes ont enfilé de longues jupes et noué des voiles colorés sur leurs cheveux détachés. Les jeunes hommes qui discutaient de football avant les prières ont rejoint les vieillards. Hommes et femmes prient ensemble, en chantant les dayis. Et dansent ensemble. Au rythme du baglama ou saaz, un instrument proche du luth venu d'Anatolie, ils réalisent le sema, une ronde censée mettre ses participants dans un état de transe.

Au fond de la salle les deux De-de jouent les maîtres de cérémonie. Derrière eux, trois portraits trônent : Ali au centre, Haci Bektash, et Mustafa Kemal Atatürk, le père d'une République qui se veut laïque et qui fit des alévis des citoyens comme les autres, au moins sur le papier. Mais la peur reste. Le souvenir des massacres de Sivas, où 37 intellectuels alévis sont morts le 2 juillet 1993 est encore dans toutes les têtes.




Une communauté nationaliste et féministe?
L'alévisme est un syncrétisme musulman qui plonge ses racines dans les religions traditionnelles des peuples turcs. Ils se distinguent notamment de l'Islam dominant par une conception des rapports hommes-femmes très particulière. «Ce qui montre l'avancement de la démocratie, c'est la place de la femme dans la société, estime Izzetim Dogan. Chez les Alévis, les hommes et les femmes ont toujours été égaux. La femme joue même un rôle dominant ». Une posture moderne dans un pays gouverné par un parti islamo-conservateur. « Nous n'avons pas de règles strictes. On est très libres, les hommes autant que les femmes » explique un De-de. L'alévisme est avant tout centré sur l'homme. « Ma pierre noire c'est l'homme » disait un grand poète alévi évoquant l'objet le plus sacré des musulmans, la pierre noire de la Mecque. Lorsqu'un homme meurt, c'est l'ainé, même si c'est une fille, qui prend la relève. Une conception égalitaire qui a toutefois ses limites: quand une femme alévie se marie avec un sunnite, sa famille rechigne à la laisser partir, craignant qu'elle n'hypothèque ainsi sa liberté. « Dans un verset du Coran, il est dit que le paradis est sous les pieds des mères », sourit Izzetim Dogan.

(Article réalisé avec Aurélie Darbouret)

1 commentaire:

  1. Le Coran, comme la Bible, la thorah et autres livres sacrés, est source de nombreuses interprétations. Dans le train Lille-Paris, j'ai eu la chance il y a peu de partager mon siège avec une dame, psychothérapeute d'origine algérienne et se revendiquant partisane du Soufisme. Après avoir récité la prière du voyage, elle m'expliqua pourquoi elle n'avait jamais porté le voile en dehors des prières, buvait de l'alcool, avait le droit au divorce et ce, tout en accord avec l'Islam. Oui, le féminisme est peut être bien plus présent dans certaines communautés que veuillent bien admettre nos visions ethnocentrées...

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