Blog de la folie ordinaire



lundi 14 juin 2010

Minorités : grandeur et décadences



Expropriations foncières ou discriminations à l’emploi. Malgré un statut théoriquement protecteur et une présence millénaire en Turquie, les minorités sont considérées comme des « citoyens de seconde zone ». Une situation qui tend à s’améliorer.


C’est avec un sourire enfantin que Dany Kohen, étudiant juif, la vingtaine, se rappelle ses camps d'été. Cours d’hébreu, lecture de la Torah, mais surtout « beaucoup de nouveaux amis gagnés à la fin de l’été ». Sorte de kibboutz ou de « summer camp » à la turque, ce voyage initiatique qu’effectuent au moins une fois tous les jeunes juifs stambouliotes permet de souder la communauté. Ils étaient près de 120 000 au début du siècle, ils ne sont plus que 23 000 aujourd’hui. Mais ils ne sont pas les seuls à avoir vu leurs effectifs diminuer comme peau de chagrin. Réduits à 3 000 âmes aujourd’hui en Turquie, les Grecs orthodoxes essayent, eux aussi, de préserver les vestiges d’une grandeur passée. Mihail Vassiliadis, rédacteur en chef et unique employé du quotidien Apoyevmatini, s’efforce de ne pas traduire en turc son journal « pour que la langue grecque continue de vivre chez les jeunes générations ». Bien que plus importante (60 000 personnes) et plus médiatisée, la communauté arménienne est elle aussi en déclin dans la Turquie du XXIème siècle. Luiz Bakar, porte-parole du patriarcat arménien déplore que même ses petits-fils ne maîtrisent pas sa langue d’origine.


"Citoyen de seconde zone"
Ces trois communautés ne partagent pas qu’un sentiment de déliquescence. Elles jouissent aussi du même régime juridique. A l’instar du modèle jacobin français qu'elle a adopté, la Turquie ne reconnaît pas ses minorités. Sur les 46 présentes dans le pays, seules ces trois communautés historiques non-musulmanes ont reçu le statut de « minorités » lors de la signature du Traité de Lausanne en 1923. Celui-ci prévoit, en plus d'une citoyenneté à part entière, une autonomie de leur organisation religieuse et de leurs écoles. En théorie... Car en pratique, l’application de ce traité, presque centenaire, a toujours laissé à désirer. Métiers interdits dans les années 1930, impôts plus élevés que pour les musulmans en 1942, tracasseries administratives et postes de pouvoir inaccessibles encore aujourd'hui,... les exemples abondent. Ahmet Insel, politologue spécialiste des minorités, va jusqu’à évoquer des « citoyens de seconde classe ». Prises en étau entre un nationalisme agressif et un islam omniprésent, les minorités souffrent d'être considérées « comme des étrangers, voire comme des ennemis de l'intérieur ». Et pour preuve, c'est au ministère des affaires étrangères qu'atterrissent bien souvent leurs doléances.
Dès 1923, la « Turquisation » de la République mise en place par Atatürk a impliqué le retour dans le giron de l’Etat des richesses des non-musulmans, quitte à recourir à des procédés saugrenus. « Dans les années 1930, l'Etat turc a utilisé un subterfuge juridique pour récupérer des églises enregistrées sous des noms de Saints, explique Emre Okten, professeur de droit à l'université de Galatasaray. L'archange Gabriel, la vierge Marie ont été déclarés morts et sans héritier par les avocats du Trésor et leurs biens sont passés aux mains de l'Etat. » La pratique a duré une décennie avant que des parlementaires ne dénoncent le montage juridique. Mais les confiscations n'ont pas cessé.


Un des cas les plus emblématiques de ce processus de spoliation est celui de l'orphelinat grec qui agonise depuis trente ans au sommet de Büyük Ada, la plus grande des îles des Princes. Situé au milieu d'une forêt, le bâtiment a été récupéré en 1971 par l'Etat sous prétexte qu'il ne respectait pas les normes anti-incendie. Depuis, le monastère Saint-George se bat pour sa restitution alors que l'Etat laisse le bâtiment se détériorer.
Aux monastères et aux églises, se sont ajoutés de simples immeubles locatifs, principale source de revenus pour les fondations des minorités. « Lorsqu'une vieille dame décède, elle lègue souvent son appartement à une église ou un hôpital de la communauté, raconte Luiz Bakar. Avec les loyers, les fondations religieuses financent les salaires de leurs professeurs ou de leurs médecins ».


Flou juridique
Depuis une loi de 1936, l'Etat turc s'est approprié des milliers d'écoles, de logements, d'hôpitaux ou d'églises. Il a profité d'un flou juridique sur le statut des fondations en arguant qu'elles n'avaient pas le droit d'acquérir ou de recevoir en donation du patrimoine immobilier. « En 1974, la Cour de Cassation a entériné la confiscation des biens en stipulant que « les personnalités morales étrangères », c'est le terme utilisé, ne pouvaient pas acquérir de biens, explique Emre Okten. Il y a l'assimilation du non musulman avec l'étranger ». Cet arrêt de la Cour de Cassation a entraîné des pertes immenses. Pour les Grecs, 35% de leur patrimoine a été confisqué depuis le début du 20ème siècle. Quant aux Arméniens, ils se battent pour la restitution d'une soixantaine d'immeubles stambouliotes. Mais face à ces spoliations, l'union n'a pas toujours été de mise. Les Juifs, qui s'estiment moins lésés, refusent de faire front commun avec les Chrétiens. Silvio Ovadia, ancien président de la communauté juive de Turquie, justifie cette position de retrait par « la loyauté historique de sa communauté à l'Etat turc ».


Moins revendicative, la minorité juive se réjouit pourtant comme les autres d'une décision de la Cour Européenne des Droits de l'Homme de 2005. Un arrêt qui autorise les communautés arménienne et grecque à récupérer deux bâtiments spoliés. Depuis cette date, le cas fait jurisprudence et a, par exemple, permis à la communauté arménienne de récupérer cinq immeubles à Istanbul. En 2008, le Parlement turc adopte une loi sur les fondations religieuses qui leur accorde des droits plus larges dont celui d'acquérir, de vendre et d'échanger des biens immobiliers. Une loi « satisfaisante mais pas assez » considère Fethiye çetin, une avocate qui défend les institutions arméniennes. Car entre une décision de la CEDH et son application par Ankara, le temps passe... et laisse son empreinte sur les bâtiments. A l'image de l'orphelinat grec de Büyük Ada qui se détériore de jour en jour. Comme l'explique Emre Okten, « l'administration fait de son mieux pour retarder l'application de ces arrêts mais il n'y aura pas d'échappatoire. » Avec l'intégration européenne en ligne de mire, la Turquie doit mettre de l'eau dans son raki. En acceptant l'influence des fondations communautaires, c'est l'existence même des minorités religieuses que l'Etat turc doit envisager.


Précisions du cordonnier


Juifs : Environ 23 000 en Turquie (dont 20 000 à Istanbul), ils étaient 120 000 en 1923. Ils parlent turc, français et judéo-espagnol pour les plus âgés. Un héritage de leur origine géographique : après avoir été chassés d’Espagne et du Portugal à la fin du XVème siècle lors des inquisitions, ils sont accueillis par l’Empire ottoman.


Grecs : Environ 3 000 en Turquie, ils étaient 110 000 en 1960. Ils parlent turc et grec. Cette communauté chrétienne est la première à arriver à Byzance, en 685 avant J-C.

Arméniens : Environ 100 000 en Turquie (dont 70 000 à Istanbul), ils étaient deux millions au début du siècle. Ils parlent turc et arménien. Ces chrétiens sont présents dans l’empire ottoman depuis plus de deux millénaires.


1923: le Traité de Lausanne, acte fondateur de la République turque, accorde des droits protecteurs aux minorités grecque, juive et arménienne

1936: Les fondations des minorités religieuses dressent une liste exhaustive de leur patrimoine. Après cela, elles ne pourront plus

1974: Un arrêt de la Cour de Cassation entérine la confiscation des biens des minorités par la Direction générale des fondations de Turquie.

2005: la Cour Européenne des Droits de l'Homme condamne la Turquie et l'oblige à restituer les biens spoliés

2008: Une nouvelle loi permet aux fondations de jouir pleinement de leur droit de propriété.
(Article réalisé avec Aurélie Darbouret)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire